Dans Le Tiers-Instruit (2011), le philosophe Michel Serres imagine un dialogue entre des marins et des insulaires qui oppose deux thèses, deux conceptions du football. Pour les marins, le jeu doit permettre de déclarer un vainqueur et un vaincu en un temps donné ; l’équipe qui a un nombre de buts supérieur l’emporte. En revanche, pour les indigènes, la fin heureuse du match n’est déclarée qu’à l’égalisation des points pour les deux équipes en présence ; le match dure aussi longtemps que cette égalisation n’est pas acquise.
Pendant la deuxième guerre mondiale, lors de la bataille du Pacifique, un navire de guerre américain est attaqué par l’ennemi. II s’échoue sur une île inconnue ; l’équipage survivant est accueilli par les habitants de cette île dont la civilisation est restée très proche de l’état de nature. Les rescapés, pour ne pas s’ennuyer, apprennent à leurs hôtes à jouer au football. Quelque temps après, un porte-avions américain revient chercher les survivants qui retournent se battre jusqu’à la fin de la guerre. Parmi eux, certains décident de retourner sur cette île où ils avaient connu le bonheur. Après la joie des retrouvailles, ils sont invités à assister à un match de football.
La rencontre oppose l’équipe de l’Est à celle de l’Ouest, deux villes de l’île. Superbe, dramatique, élégante, elle s’achève sur le résultat de trois buts à un, au bout de quatre-vingt-dix minutes. Les matelots se lèvent alors pour quitter le spectacle et rentrer dormir. C’était le soir. Mais non, mais non, clame la foule, qui les fait rasseoir, ce n’est pas fini.
La partie reprend de plus belle et, sous des torches vives, se prolonge la nuit. Le temps passe et les anciens matelots ne comprennent plus : exténués, hors de souffle, les joueurs tombent les uns après les autres, jambes dévorées de crampes. Mais, têtue, la rencontre continue. Chaque équipe marque et, vers les petites heures de l’aube, on en est à huit à sept. Cela devient ennuyeux.
Tout à coup, la population se lève, agite bras et mains, hurle sa joie, tout prend fin : le but de l’égalisation vient d’être tiré à bout portant par un avant qu’on porte en triomphe autour du terrain. Chacun crie : huit à huit, huit à huit, huit à huit ! Ensommeillés, abasourdis, incapables de saisir clairement l’événement, les matelots regagnent en hâte leurs cases pour se coucher.
Quelques heures après, les palabres vont leur train. Stratégie, tournois, résultats, on reprend les conversations d’autrefois. Et peu à peu la vérité se fait jour.
Les naturels1 jouaient au même jeu que naguère, avec des équipes comprenant le même nombre d’hommes sur des terrains de même forme, mais ils avaient changé une règle, une seule petite règle.
– Une partie s’achève quand une équipe gagne et que l’autre perd, et seulement dans ce cas-là ! disent les marins. Il faut un vainqueur et un vaincu.
– Non, non, prétendent les insulaires2.
– Comment départager alors vos équipes ? demandent les matelots.
– Que signifie ce mot dans votre dialecte ?
– Une différence de but.
– Nous ne comprenons pas vos idées. Quand vous découpez une galette selon le nombre de ceux qui sont assis autour du four, ne la partagez-vous pas ?…
– Certes.
– …et chacun en mange une partie, n’est-ce pas ?
– Sûrement.
– Cette galette, avez-vous jamais l’idée de la départager ?
– Cela ne voudrait rien dire, protestent les marins à leur tour, bâbordais résolument ou tribordais3 de toujours.
– Mais si, comme au football. Quelqu’un la mangera tout entière et les autres ne mangeront rien, si vous la départagez.
Les visages pâles, interloqués, se taisent.
– Pourquoi les équipes se départageraient-elles ?
– …
– Nous ne comprenons pas cela qui n’est ni juste ni humain, puisque l’une l’emporte sur l’autre. Alors nous jouons le temps du jeu que vous nous avez appris. Si à la fin le résultat se trouve nul, la partie s’achève sur le vrai partage.
– …
– Sinon les deux équipes, comme vous le dites, sont départagées, chose injuste et barbare. À quoi bon humilier des vaincus si l’on veut passer, comme vous, pour civilisé ?
[…]
Dans les vents qui les ramenaient vers leur ville et leur famille, parmi le balancement régulier des hamacs, en équilibre doux dans le berceau de la houle, les matelots songeaient à cette terre singulière, île nulle ou tierce4, absente des cartes marines. Ils palabraient, couchés, les mains sous la nuque :
– Dis, la dernière guerre, nous l’avons gagnée, n’est-ce pas ?
– Certes.
– À Hiroshima ?
– …
– Gagnée, vraiment ?
Michel SERRES, Le Tiers-Instruit, 1991.
- Les naturels : les habitants de l’île.
- les insulaires : les habitants de l’île.
- Bâbordais : homme d’équipage travaillant sur la partie gauche du navire
Tribordais : homme d’équipage travaillant sur la partie droite du navire.
L’expression signifie que les marins sont attachés à l’ordre des choses ; ils n’apprécient pas ce qui remet en cause leurs habitudes. - tierce : inconnue.